(Illustration : Machine, avant 1996, A.C.M., Musée du LAM, Lille)

Un article à méditer :

§ 3.9 – Vivre avec 1,1°C de plus

Saleemul Huq / Directeur du centre international pour le changement climatique et le développement au Bangladesh

Le problème du changement climatique a évolué au fil du temps. Il ne nous laisse que rarement de répit, et ce n’est certainement pas celui que nous imaginions il y a trente ans — il est bien plus grave. Il a franchi l’une de ses étapes les plus significatives à la date précise du 9 août 2021. Ce jour-là, le changement climatique est officiellement arrivé — le jour où le groupe de travail 1 du GIEC, un panel de scientifiques internationaux, a publié son sixième rapport d’évaluation. Ces scientifiques sont extrêmement compétents, et ils sont aussi extrêmement prudents — ils ne se mouillent pas trop. Et ils n’avaient encore jamais dit ce qu’ils ont dit cette fois-ci. « Sans équivoque, l’influence humaine a réchauffé l’atmosphère, les océans et les terres », ont-ils déclaré pour la première fois, ajoutant qu’en raison du changement climatique induit par l’homme la température de la Terre a augmenté de 1,1 °C. Nous n’en sommes donc plus à anticiper ou prévoir le changement climatique. Il est là. Et l’on voit clairement sa marque sur toutes les régions de la planète.

Désormais, chaque année, d’un bout à l’autre du monde, des extrêmes météorologiques pulvérisent tous les records, qu’il s’agisse d’une canicule, d’un typhon ou de pluies diluviennes. Au moment où j’écris ces lignes, quelque part dans le monde, de nouveaux records sont battus. Et cela continuera chaque année, et chaque année la situation sera pire encore que celle de l’année précédente. L’effort que nous déployons à l’échelle planétaire pour tenter de maintenir la hausse des températures en dessous de 1,5 °C est une stratégie à long terme — conçue pour l’avenir. Or, nous avons déjà franchi le seuil de 1,1 °C, et ce 1,1 °C fait déjà des dégâts, sous nos yeux. À mon sens, il est bien plus important de se demander comment vivre avec 1,1 °C de plus que comment éviter d’atteindre la hausse fatidique de 1,5 °C, mais c’est une question que nous n’avons pas encore abordée.

C’est là quelque chose que les dirigeants qui se sont réunis à Glasgow pour la COP 26, en novembre 2021, ne comprennent tout bonnement pas. Ils continuent de vivre comme si nous pouvions encore éviter les impacts du changement climatique. Or, ceux-ci ne peuvent plus être évités. Nous sommes désormais entrés dans une ère de « pertes et dommages ». Les « pertes » désignent ce qui a été irrémédiablement perdu, de la même manière qu’une vie humaine est perdue : une fois perdue, elle ne revient pas ; peu importe que l’on ait beaucoup d’argent, elle s’est éteinte, point. Il en va de même pour la perte d’une espèce ou d’un écosystème. Une fois disparu, il ne revient jamais. Il n’en reste rien, pas plus que d’une île qui a sombré, submergée par la montée des mers. Les « dommages » désignent quant à eux ce que l’on peut réparer, si l’on a suffisamment d’argent ou de ressources. Il faut de l’argent, certes, mais du moins est-ce faisable. Des récoltes perdues peuvent se récupérer à la moisson suivante. Une maison détruite par un ouragan peut être reconstruite.

« Pertes et dommages » sont également un euphémisme diplomatiquement négocié pour désigner ce dont nous n’avons pas le droit de parler : « responsabilité et indemnisation ». Ce sont là des mots tabous, surtout pour les diplomates des États-Unis et d’autres pays riches. Tout le monde peut comprendre l’idée que les pollueurs soient tenus pour responsables d’avoir provoqué une pollution, et que ceux qui en subissent les conséquences souhaitent être indemnisés. Mais lors des discussions sur l’accord de Paris les pays riches et pollueurs ont décrété que nous ne pouvions pas parler en ces termes — autre conséquence du monde inégal dans lequel nous vivons, dont l’héritage se poursuit aujourd’hui dans les pourparlers internationaux. Jusqu’à présent, les gouvernements n’ont pas fait la preuve de leur capacité d’agir à l’échelle mondiale ; ils agissent dans un esprit nationaliste. La pandémie de Covid-19 et la distribution de vaccins qui a suivi sont emblématiques de ces pays qui pensent qu’en s’occupant d’eux-mêmes ils peuvent éviter que les problèmes ne s’aggravent. C’est moralement et scientifiquement faux. Cette façon de penser est pourtant très fortement ancrée dans les esprits.

L’heure est maintenant venue de réfléchir à l’injustice mondiale. L’injustice manifeste qui fait que les pollueurs — en grande partie les riches du monde entier, qui sont les principaux responsables des émissions de carbone et des dommages environnementaux — portent préjudice aux pauvres. Les communautés touchées par la dégradation de l’environnement et le changement climatique sont majoritairement des personnes de couleur, pauvres, même dans des pays riches comme les États-Unis. Nous avons tous vu la tragédie qui a frappé la communauté noire de La Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina. Et cette disparité des conséquences est un phénomène mondial. Le Bangladesh, mon pays, est confronté à une lente catastrophe à mesure que l’élévation du niveau de la mer menace les côtes, ce qui pourrait aboutir au déplacement de millions de personnes.

Mais l’histoire du Bangladesh n’est pas une histoire de victimes. C’est une histoire de héros, une histoire qui nous raconte l’avenir de la planète. Le reste de la planète connaîtra demain ce que nous connaissons aujourd’hui, et le reste de la planète va devoir venir nous chercher pour que nous lui apprenions comment faire face à ce problème. Nous n’avons pas toutes les réponses, nous n’avons pas toutes les solutions, mais nous apprenons très vite et je suis en mesure de partager quelques-unes de ces leçons. La première est que même si vous possédez tout l’argent et toute la technologie du monde, cela ne vous servira à rien. Ce n’est pas ce qui empêchera la mort et la destruction de déferler sur New York. L’ouragan Ida a inondé le réseau du métro, et bon nombre de pauvres sont morts dans leur appartement en sous-sol parce qu’ils n’ont pas pu sortir à temps. Vous pouvez construire une barrière, comme l’a fait la ville de Londres, pour protéger une ville contre les inondations, mais vous ne pouvez pas construire une barrière autour d’un pays entier. Le Royaume-Uni est très vulnérable aux impacts du changement climatique. L’argent et la technologie ont certes leur place, mais à eux seuls ils ne suffisent pas.

En temps de crise, ce qui est vraiment important, c’est la cohésion sociale — la solidarité —, et nous n’en manquons pas au Bangladesh. À chaque fois que nous essuyons un épisode météorologique extrême, nous nous relevons les manches et nous nous entraidons. Personne n’est laissé pour compte. Dans les écoles, on organise des exercices de sécurité afin que les enfants sachent où aller pour évacuer en cas d’urgence, et qui aider — une dame âgée, veuve et vivant seule, se verra affecter deux lycéens qui seront chargés d’aller la chercher.

Rien de tout cela n’empêche le typhon de toucher nos côtes, et il fait encore beaucoup de dégâts, mais il est moins meurtrier que par le passé. Et la raison principale, c’est que nous travaillons main dans la main, nous nous entraidons — nous faisons front tous ensemble. Ce n’est pas le cas dans de nombreux pays développés. Les riches peuvent vivre seuls dans leur bulle, parfois sans même connaître leurs voisins. Mais travailler en tant que communauté, comme nous le faisons au Bangladesh, contribue à renforcer la résilience et la capacité de faire face aux crises lorsqu’elles surviennent.

La seconde leçon que nous avons à offrir est que les jeunes font toute la différence. À partir du moment où ils s’organisent et bénéficient de soutien et de conseils, ils peuvent constituer une force extrêmement puissante. La lutte contre le changement climatique nécessite un changement de perspective que les personnes âgées peuvent trouver difficile ; c’est l’une des raisons pour lesquelles nos dirigeants sont incapables de comprendre le changement de paradigme qui s’impose. Ce sont eux qui ne changent pas assez vite, qui empêchent le changement, lui résistent, partout. Les jeunes peuvent faire bouger les lignes. C’est vrai au Bangladesh, c’est vrai aux États-Unis, c’est vrai en Allemagne, c’est vrai en Suède. Le changement de paradigme dont nous avons maintenant besoin tient à faire de ces jeunes une force mondiale — et à ce titre nous avons un coup d’avance au Bangladesh. Nos enfants ne se bornent pas à aller manifester tous les vendredis, ils passent la semaine entière à sillonner leur quartier pour aider les gens, afin de préparer nos communautés aux impacts du changement climatique.

(Mangroves du Bangladesh)

Pour apprendre à vivre avec un 1,1 °C de plus, nous devons trouver des façons d’envisager le changement climatique mondial qui nous responsabilisent, qui fassent de nous de véritables acteurs. Nous devons admettre que nous faisons partie du problème — nous sommes tous des pollueurs par notre alimentation et notre mode de vie. Et cela signifie que nous sommes en mesure d’agir pour résoudre le problème et que nous devons réduire nos émissions partout où nous le pouvons. Il y a toutefois une limite à ce qu’un individu peut réellement faire — vous ne parviendrez pas à réduire vos propres émissions à un niveau zéro, et ce n’est pas ce que l’on attend de vous. Vous devez en revanche faire plus que votre petite part. Plus que simplement changer votre mode de vie. Il faut agir avec les autres, faire équipe avec eux, et c’est précisément ce que font maintenant les jeunes. Prenez contact avec des gens qui partagent votre sensibilité, au bureau, à l’école, dans votre ville ou village, dans votre immeuble, où que vous soyez — trouvez des alliés qui vous rejoindront, puis passez à l’action : devenez militant. Vous devez vous organiser à une échelle qui vous permette réellement de changer la politique. Vous pouvez influencer vos dirigeants politiques, et quel que soit le niveau de démocratie ou le type de gouvernement de la société dans laquelle vous vivez, il y a toujours une possibilité de faire avancer les choses et de faire pression sur les dirigeants politiques. La tâche n’est pas aisée, mais elle est réalisable. Vous pouvez changer les choses à l’échelle mondiale. Commencez local, mais visez global.

Cet article est tiré de cet ouvrage :

Le grand livre du climat

un ouvrage toujours précis, clair et complet, coordonné par Greta Thunberg, paru en anglais en 2022 et qui vient d’être traduit chez KERO (Calmann Levy).

En contrepoint, lire l’article sans concessions sur la première ministre du Bangladesh Sheikh Hasina dans le n°71 de Reporters sans Frontières.

Sur l’illustration : Derrière les initiales A.C.M. se cache un couple : Alfred est l’auteur des œuvres et Corinne est le relais entre Alfred et le monde extérieur. Les sculptures réalisées par A.C.M. sont composées d’éléments mécaniques extraits de machines à écrire, de transistors, de réveils… Les pièces sont triées, classées puis assemblées minutieusement avant d’être recouvertes d’acide, d’enduit, de peinture pour composer des architectures de villes imaginaires peuplées de personnages étranges et d’animaux fantastiques.